mercredi 14 mars 2012

Osez, osez Delphine, et que ne durent que les moments doux... (LITTERATURE)


J'ai découvert Delphine de Vigan.

Depuis le temps que je la croisais et la recroisais, au détour d'un journal, d'une librairie, d'une publicité, partout cette photo de couverture de Rien ne s'oppose à la nuit qui me hèle, intercepte mon regard et le défie. J'avais lu la quatrième de couverture, bien entendu, plusieurs fois même, tourné et retourné l'ouvrage entre mes doigts. Oui, cette histoire de famille m'interpelle. D'autant qu'elle évoque en moi a brûle-pourpoint les Lignes de faille de Nancy Houston, La Place d'Annie Ernaux, et ce rêve que nous avons tous un jour d'essayer de se lire un peu dans les choix qu'ont fait nos parents. Mais il y a des moments, et là, pour moi, ce n'était pas le moment. Enfin, c'est ce que je croyais, car après m'avoir poursuivie plusieurs mois, elle m'a rattrapée. 

Fraîchement débarquée en Bretagne pour un long weekend chez des amis, elle était là, qui trônait sur la table basse. Rusée, elle n'avait pas dégainé son nouvel ouvrage que je tenais volontairement à distance dans l'attente d'une période plus propice. Non, elle était venue simplement, avec Les Heures souterraines. Posé nonchalemment, près du canapé assorti à la couverture, tous les deux d'un bleu moelleux et reposant. Je lui ai tourné autour quelques heures, puis ai demandé à sa propriétaire d'un ton détaché : "C'est bien, Delphine de Vigan ? On la voit partout." Celle-ci me répondit cela : on ne s'en détache pas.

J'ai alors cédé, lu les premières pages, accroché à l'écriture simple et émouvante, et j'ai dévoré, non pas un, ni deux, mais trois livres de Delphine de Vigan!
Voici le récit en trois actes de ma rencontre avec cet auteur de talent, récit qui n'a de logique que la chronologie de ma lecture frénétique.





Extrait :
A Gare de Lyon, Mathilde descend, elle fait le même chemin que le matin en sens inverse.
A l'interconnexion, elle tente de presser le pas, de s'insérer dans le flot.
Elle ne peut pas. Cela va trop vite.
Sous terre, les règles de circulation sont inspirées du code de la route. On double par la gauche et les véhicules lents sont priés de se maintenir du côté droit.
Sous terre, on trouve deux catégories de voyageurs. Les premiers suivent leur ligne comme si elle était tendue au-dessus du vide, leur trajectoire obéit à des règles précises auxquelles ils ne dérogent jamais. En vertu d'une savante économie de temps et de moyens, leurs déplacements sont définis au mètre près. On les reconnaît à la vitesse de leur pas, leur façon d'aborder les tournants, et leur regard que rien ne peut accrocher. Les autres traînent, s'arrêtent net, se laissent porter, prennent la tangente sans préavis. L'incohérence de leur trajectoire menace l'ensemble. Ils interrompent le flot, déséquilibrent la masse. Ce sont des touristes, des handicapés, des faibles. S'ils ne se mettent pas d'eux-mêmes sur le côté, le troupeau se charge de les exclure.
Alors Mathilde reste sur la droite, collée au mur, elle se retire pour ne pas gêner.


Les Heures souterraines est le récit d'un processus de destruction. Mathilde et Thibault, les deux personnages principaux, suivent chacun la ligne qui semble avoir été tracée pour eux dans la ville. Avalés par un réseau totalement intégré qui les dépasse et les malmène, ils sont épuisés mais toujours portés par l'illusion du bien-être qu'ils y trouvait avant, ou la promesse d'un avenir plus paisible. La voyante l'a prédit à Mathilde, le 20 mai tout peut basculer : elle peut faire une rencontre, vivre un grand changement, prendre une décision radicale, ou alors toucher enfin le fond pour mieux rebondir. En attendant, il faut tenir, ne pas craquer, malgré la violence.

Violence de l'entreprise, qui donne progressivement de la valeur aux individus mais la reprend soudainement par le biais de stratégies cruelles et implacables d'isolement, de remplacement, d'épuisement. Violence de la solitude, dans cette immense fourmilière où chaque appel à l'aide est un aveu de faiblesse que l'on ne peut se permettre. Thibaut est médecin, vole chaque jour au secours des malades, blessés, mais ne parvient pas à prodiguer des soins, à apporter un soutien psychologique, chacun se terrant dans sa fierté pour rester fort. Pour rester intégré, dans le coup. Ne pas flancher ou un autre pion me remplacera, se dit le PDG malade qui n'a que 4 minutes pour prendre un médicament car il ne peut retarder sa réunion.

Le lecteur, en dehors de l'engrenage, aimera croire que les individus peuvent encore gagner la bataille, trouver une faille pour s'échapper. Mais les mots sont d'une brutale limpidité : nous sommes déjà tous un peu prisonniers.

Les Heures souterraines a reçu le "Prix Goncourt : Choix polonais" au salon du livre de Cracovie et le prix du roman d'entreprise en 2009. Il fut finaliste pour le prix Goncourt la même année.







Extrait :

Depuis toute la vie je me suis toujours sentie en dehors, où que je sois, en dehors de l'image, de la conversation, en décalage, comme si j'étais seule à entendre des bruits ou des paroles que les autres ne perçoivent pas, et sourde aux mots qu'ils semblent entendre, comme si j'étais hors du cadre, de l'autre côté d'une vitre immense et invisible.
Pourtant hier j'étais là, avec elle, on aurait pu j'en suis sûre dessiner un cercle autour de nous, un cercle dont je n'étais pas exclue, un cercle qui nous enveloppait, et qui, pour quelques minutes, nous protégeait du monde.
Je ne pouvais pas rester, mon père m'attendait, je ne savais pas comment lui dire au revoir, s'il fallait dire madame ou mademoiselle, ou si je devais l'appeler No puisque je connaissais son prénom. J'ai résolu le problème en lançant un au revoir tout court, je me suis dit qu'elle n'était pas du genre à se formaliser sur la bonne éducation et tous ces trucs de la vie en société qu'on doit respecter. Je me suis retournée pour lui faire un petit signe de la main, elle est restée là, à me regarder partir, ça m'a fait de la peine parce qu'il suffisait de voir son regard, comme il était vide, pour savoir qu'elle n'avait personne pour l'attendre, pas de maison, pas d'ordinateur, et peut-être nulle part où aller.





A l'heure où toutes les écoles nous enseignent qu'il faut être adaptable, que cette faculté est la vraie intelligence, qui permet à chacun d'entre nous de s'assurer une belle réussite sociale, professionnelle, familiale, etc. Delphine de Vigan dresse le portrait de deux inadaptées : Lou Bertignac, élève surdouée, bien plus jeune que les autres adolescents de sa classe, qui grandit sans amis, sans présence maternelle, sans vie sociale, et loin des préoccupations de ses "camarades", rencontre No, une toute jeune femme abîmée qui n'a ni famille, ni travail, ni toit.

Ces deux héroïnes vont tisser des liens, colmater la "fracture sociale" qui existe entre leurs différents milieux, car elles n'y sont pas suffisamment adaptées pour s'y laisser enfermer totalement. Avec Lou, et sa langue naïve mais pas puérile, on décortique donc le fonctionnement de la société : et si l'inadaptation, la faiblesse étaient la clef ? Si tous les asociaux, les rebelles, les "pas comme nous" étaient les seuls traits d'union possibles entre ces différents mondes qui évoluent aujourd'hui en parallèle sans jamais se rencontrer ? L'inadaptation deviendrait alors une grande qualité, une culture de la différenciation qui ouvrirait le champ des possibles. Tous les "bizarres" seraient autant de failles dans le système, points de jonction entre des ensembles a priori hermétiques, qui permettraient de laisser de moins en moins de monde sur le carreau en nous empêchant d'ignorer plus longtemps ceux qui nous dérangent.

Ne serions-nous pas devenus aussi utopistes qu'une gamine de 13 ans ?

No et moi a reçu le Prix des libraires 2008, et a été adapté au cinéma par Zabou Breitman en 2010.





Extrait :

Je sais aujourd'hui - alors que je ne suis même pas encore à la moitié du vaste chantier dans lequel je me suis empêtrée (j'ai failli écrire : du vaste merdier dans lequel je me suis foutue) - combien j'ai présumé de mes forces. Je sais aujourd'hui l'état de tension particulier dans lequel me plonge cette écriture, combien celle-ci me questionne, me perturbe, m'épuise, en un mot me coûte, au sens physique du terme. Sans doute avais-je envie de rendre un hommage à Lucile, de lui offrir un cercueil de papier - car, de tous, il me semble que ce sont les plus beaux - et un destin de personnage. Mais je sais aussi qu'à travers l'écriture je cherche l'origine de sa souffrance, comme s'il existait un moment précis où le noyau de sa personnalité eût été entamé d'une manière définitive et irréparable, et je ne peux ignorer combien cette quête, non contente d'être difficile, est vaine. C'est à travers ce prisme que j'ai interrogé ses frères et soeurs, dont la douleur, pour certains fut au moins aussi visible que celle de ma mère, que je les ai questionnés avec la même détermination, avide de détails, à l'affût en quelque sorte d'une cause objective qui m'échappe à mesure que je crois l'approcher.


Chercher les causes, comprendre ce qui s'est passé. Une quête d'inspecteur de police, nécessaire et d'autant plus impérieuse qu'on était là, qu'on est témoin, qu'on était proche de la victime, qu'elle emporte ses secrets dans sa tombe, et qu'on ne peut pour autant renoncer. Si les médecins n'ont pas su trouver les explications à la maladie de sa maman, Delphine de Vigan doit poursuivre cette enquête inachevée, trouver les causes rationnelles qui l'ont conduite à la folie. Les cerner pour pouvoir les combattre? Conjurer le sort familial?

Comme La Place, le roman d'Annie Ernaux, Rien ne s'oppose à la nuit commence par la mort du parent puis effectue un long flashback pour retracer le chemin parcouru. "Je rassemblerai les paroles, les gestes, les goûts de mon père, les gestes marquants de sa vie, tous les signes objectifs d'une existence que j'ai aussi partagée" nous explique Annie Ernaux, posant ainsi les termes d'un pacte autobiographique qui engage le lecteur à tenir pour vrai tout ce qui est raconté. La démarche est journalistique ici aussi : collecte et traitement de l'information, entretiens avec les témoins, journal d'écriture qui retrace le parcours de l'auteur, explique  la construction du document, justifie ses choix de construction.
Mais la posture est loin d'être aussi claire...


Le titre est un aveu d'échec : on entend la fatalité de la nuit dans laquelle va se noyer Lucile, l'impossibilité d'y opposer une quelconque résistance,  les dés sont jetés avant la lecture des premières lignes. Soit, on écrira donc "roman" sur la couverture, et le narrateur s'effacera finalement au gré de la narration pour recréer les conditions de la fiction, afin d'offrir à Lucile "un destin de personnage". Faute de pouvoir comprendre la mort, de Lucile, Delphine de Vigan l'aura rendue immortelle.

1 commentaire:

  1. "Rien ne s'oppose à la nuit"...J'ai pensé à la chanson . Voilà un roman grave et violent. L'auteure tourne autour du pot -pour notre grand plaisir - , j'aime ces histoires de famille , toutes uniques. Après le décès de mon père en Février , alors que je m'apprêtais à me lancer dans le chantier d'un 3éme roman , j'ai décidé de changer de sujet. J'écris actuellement une longue lettre à mon papa que j'ai intitulée "Si on caussait encore?" . Ce n'est pas un roman , en fait , je ne sais pas ce que c'est au juste . Ce dont je suis sûre , c'est que je DOIS l'écrire. C'est mon père , là-bas , qui me le demande.

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