mercredi 2 janvier 2013

La Fossoyeuse des Lilas (ROMAN)


Dans ce monde, nous marchons sur le toit de l’enfer et regardons les fleurs. Esther a hérité ce haïku de sa grand-mère. Anthropologue, elle se tient à la porte du monde des morts et examine les corps qui doivent encore témoigner, en attente d’une sépulture. Comme Mrs Dalloway, héroïne de son enfance, elle cherche les fleurs sur le toit de l’enfer pour ne pas regarder en bas, ne pas succomber au désir de mort qui l’habite.


« A l’Institut, l’étude du monde des morts est mon domaine. » Esther est anthropologue, chercheuse en stigmates. Elle examine les cadavres et leurs cicatrices, un travail plutôt solitaire et lugubre. D’où la nécessité de dénicher les fleurs dans son quotidien : pétunias, mimosas, impatiens, œillets… Cette poésie qui rejaillit quoiqu’il arrive, à chaque saison, même sur les cimetières. Mais son environnement ne va pas tarder à se changer en désert aride et stérile. Après son divorce, elle sauve un philodendron asphyxiant dans une poubelle : « on l’avait jeté comme on venait de me jeter ». Tandis que sa mère est décomposée à petit feu par la démence sénile, les pétales qu’elle voit se délavent et les corolles se rabougrissent. À la mort de son père, les narcisses font leur apparition, plantes toxiques, à l’odeur inconvenante. Lorsqu’enfin elle devra partir pour le Kosovo, rejoindre les équipes en charge d’identifier les corps retrouvés dans les charniers, Esther ne verra plus que quelques myrtes sauvages isolés, parmi les herbes folles et les ronces.

« La mort, je me débattais avec elle. » Esther doit composer avec la mort des autres : comment faire le deuil de ses proches tout en exhumant chaque jour des corps pour recueillir leur ultime témoignage, leur redonner vie ? Avec sa propre mort aussi : comment ne pas basculer, se laisser tomber dans les bras de cet au-delà fascinant lorsqu’on se tient sur la corniche, que l’on se fait gardien de la mémoire de ces êtres déjà en route ? « Tout compte fait, c’est cela que nous sommes : des veilleurs de chagrin. »

Armée de sa pelle, Esther entame alors une laborieuse introspection pour aller dénicher ses plus profondes égratignures. Elle va d’abord se mettre à parler à son psy, raconter ses rêves, ses souvenirs, son quotidien, pour déterrer et  déchiffrer les maux de l’enfance « incrustés sous sa peau », ce « tatouage invisible » qui la hante. 


Écouter un extrait du roman lu par l'auteur
«  Dans notre milieu, tout le monde savait que certains stigmates osseux sont révélateurs des bonnes ou mauvaises conditions de vie pendant la croissance ou d’autres périodes clés de l’existence. Nous les appelions les lignes de Harris, désignant ainsi les « indicateurs de stress », les traces d’une mauvaise adaptation aux exigences de l’environnement qui s’était traduite par des troubles physiques plus ou moins profonds. Un stress d’une longue durée, intense ou incontrôlé pouvait avoir un effet dévastateur sur les individus {…} Il laissait alors des traces observables sur les os. {…}  Ces lignes étaient devenues pour moi le signe visible de la pensée et de l’émotion ; penchée sur elles durant de longues heures, je tâchais de comprendre ce que, de si loin, elles pouvaient exprimer. »


Alors que sa mère perd peu à peu l’usage de l’écriture, de la lecture, puis de la parole, Esther s’approprie progressivement ces outils d’expression et de compréhension, dans un cheminement inverse. Armée des mots que sa grand-mère lui a laissés en héritage, par le biais de son exemplaire annoté de Mrs Dalloway, elle s’attèle dans la deuxième partie du récit à la rédaction d’un carnet de route, journal pêle-mêle de son voyage en enfer. Plus elle va s’enfoncer dans l’horreur et la barbarie des charniers kosovars, plus elle va devoir se maintenir à la surface, remplacer les marques physiques de la souffrance par des lignes d’écriture, car « chez les humains, pour exprimer sa souffrance, on parle. »

Kosaburo,1945, le premier roman de Nicole Roland (qui a effleuré le Prix Rossel après avoir reçu le Prix Première de la RTBF), aura permis aux lecteurs de ressentir la tentation du sacrifice auprès des kamikazes japonais de la seconde guerre mondiale. Cette fois, toujours avec simplicité, entrelaçant observations crues à la rigueur scientifique, et délires plus ou moins éveillés d’un cerveau en souffrance, Nicole Roland nous entraîne directement dans sa descente aux enfers. Elle nous ouvre les sépultures, nous emmène toucher la mort du doigt, voir le chagrin devenir palpable, le sentir nous griffer irrémédiablement. Pour mieux remonter ensuite à la surface ? C'est à découvrir dans la 3ème partie des Veilleurs de Chagrins !


« Dans ce livre, il y a la folie, la destruction, la mort, mais des abeilles s’élancent dans l’air brûlant de vibrations, des fleurs s’ouvrent, frémissantes de plaisir. Là, je peux exister. »


Les Veilleurs de chagrin, Nicole ROLAND, Actes Sud, 2012, 240 pages.
En vente ici

Article publié dans le numéro 394 de la revue Indications : Daba Maroc - Septembre 2012. 

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