mercredi 16 avril 2014

Naissance d'un opéra



Œuvre charnière du répertoire de Joël Pommerat, Au monde s'offre dix ans après sa création une seconde naissance sur la scène lyrique. L'auteur et metteur en scène déplace lui-même ses personnages d'aujourd'hui, leur monde d'argent et leur société de marché, dans le cadre classique du livret d'opéra, orchestré par Philippe Boesmans et dirigé par Patrick Davin. En création mondiale à La Monnaie jusqu'au 12 avril, venez assister à l'apparition d'un opéra moderne.


Si en bon amateur de théâtre vous avez espéré voir un ou plusieurs spectacles de Joël Pommerat cette année, vous avez très certainement échoué. Qu’elles soient jouées et applaudies depuis 2011 (La Grande et fabuleuse histoire du commerce, Cendrillon), 2006 (Les Marchands) ou même 2004 (Au monde), toutes ces œuvres ont affiché complet plusieurs semaines avant les représentations. C’est un fait, tout le monde veut voir du Pommerat ! Chercheur en arts de la scène, héritier du Gesamtkunstwerk wagnérien, Joël Pommerat n’écrit pas des pièces mais bien des spectacles, élaborés directement en répétition et dans toutes leurs dimensions en même temps : les lumières, le décor sonore, le mouvement des corps, mais aussi le texte, qui n’est plus seulement un matériel figé sur lequel vient se greffer la démarche théâtrale.

Au monde constitue avec D'une seule main et Les Marchands une trilogie mêlant l’intime et la politique, les jeux de pouvoirs et les écarts de perception d’une même réalité entre les personnages. La pièce se situe dans la société contemporaine, capitaliste, au sein d'une famille devenue riche et puissante par la vente d'armes. Chacun de ses membres a son rôle à jouer, mais cherche sa façon d'être au monde avec ses craintes, ses maladies et ses fantasmes. C’est dans toutes les créations de Pommerat celle qui semble à Philippe Boesmans la plus facilement transposable à l’opéra : « On a ici affaire à une famille, avec des enfants d’âges très différents et donc des couleurs vocales très différentes, ce qui est très important pour moi : une soprano, une mezzo, un ténor, deux barytons, une basse pour le père... des archétypes vocaux qui convenaient pour faire un opéra. Il y a aussi la richesse des rapports entre les personnages, qui sont très complexes. Et puis il y a la langue de Joël, qui peut rappeler celle de Maeterlinck. Mais contrairement à Maeterlinck, ce sont des personnages contemporains et pas d’un Moyen-âge imaginaire. Des gens d’aujourd’hui, qui évoluent dans le monde de l’argent, de la richesse. »

Lié depuis 1983 à La Monnaie où il crée son premier opéra sur une commande de Gérard Mortier, La Passion de Gilles, le compositeur autodidacte est très influencé par la musique sérielle et repense le matériel musical. Il assemble des couples d’instruments atypiques (comme le piccolo et le tuba), incruste des motifs récurrents du My way de Franck Sinatra, et fait s’exprimer un accordéon mi-joyeux mi-grinçant parmi l’orchestre. Philippe Boesmans tisse ainsi pour Au monde une partition composite au point de croix rigoureux. Toujours entre le chant et la parole, les voix osent des passages parlés, ironiques et tranchants, mais aussi de sincères sauts lyriques et des trios sur le fil, sans jamais réussir à s’accorder dans un véritable air au sens classique du terme.


C’est qu’Au monde est un spectacle du décalage.
Décalage entre le décor de l’œuvre et le cadre classique de l'opéra. Décalage entre la perception des voix et leur incarnation, lors de scènes de play-back prêtant une voix d’homme à un corps de femme, puis le silence total. Décalage entre le monde de la communication dans lequel évoluent les personnages et les murs de non-dits qui les enferment. Brouillage des repères spatio-temporels, les scènes se déroulant à la tombée du jour dans une maison ensommeillée, ou à l'aube quand elle commence à s'éveiller, comme si les protagonistes n'étaient jamais complètement sortis de leurs rêves, entre les jours sombres et les nuits pâles. Le soleil ne filtre pas par les très hautes mais très étroites fenêtres qui lézardent les parois écrasantes de cette bâtisse, où toutes les pièces se suivent et se ressemblent sans que l’on puisse en distinguer clairement les issues. Joël Pommerat avait ainsi créé la pièce de théâtre, en huis clos, c’est ainsi qu’il met en scène l’opéra.



Seule source de lumière vive au milieu de leur monde figé, la télévision fascine les personnages et illumine leurs visages de ses lueurs. La seconde sœur (rôle virtuose et fragile, merveilleusement interprété par Patricia Petibon) anime sa propre émission de divertissement : elle est la tâche de couleur dans l'empire austère du fer. Seule femme active de la maison, exaspérée par l’inertie générale, elle aspire pourtant à un progrès qui verrait la disparition totale du travail. Elle veut la vérité, qu'on éteigne la télévision, vision sublimée et mensongère du réel, mais refuse pour autant de voir les failles des gens qui l'entourent. Cette ambivalence habite chacun des membres de la famille, touchant à la schizophrénie dans les cas du père et du frère tour à tour aimants, protecteurs et ultra-violents. Le personnage de la femme étrangère parlant une langue inconnue cristallise tous les fantasmes de cette fratrie malade, et va finir par éclater dans une logorrhée verbale illisible, mais bouleversante. Une fois brouillés tous les codes, y compris ceux pourtant très rigoureux de l'art lyrique, le spectateur devra renoncer à comprendre les personnages dans leurs rapports au autres, au monde, sur la seule base de ses sensations, pour assister à la naissance d'un spectacle d'un nouveau genre. 





Au monde, un nouvel opéra par Philippe Boesmans, Création mondiale dédiée à Gérard Mortier, jusqu'au 12 avril à LaMonnaie, puis en février à l'Opéra-Comique à Paris

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire