Dans ce monde, nous marchons sur le toit de l’enfer et regardons les fleurs. Esther a hérité ce haïku de sa grand-mère. Anthropologue, elle se tient à la porte du monde des morts et examine les corps qui doivent encore témoigner, en attente d’une sépulture. Comme Mrs Dalloway, héroïne de son enfance, elle cherche les fleurs sur le toit de l’enfer pour ne pas regarder en bas, ne pas succomber au désir de mort qui l’habite.
« A l’Institut, l’étude
du monde des morts est mon domaine. » Esther est anthropologue, chercheuse
en stigmates. Elle examine les cadavres et leurs cicatrices, un travail plutôt
solitaire et lugubre. D’où la nécessité de dénicher les fleurs dans son
quotidien : pétunias, mimosas, impatiens, œillets… Cette poésie qui
rejaillit quoiqu’il arrive, à chaque saison, même sur les cimetières. Mais son
environnement ne va pas tarder à se changer en désert aride et stérile. Après
son divorce, elle sauve un philodendron asphyxiant dans une poubelle : « on l’avait jeté comme on venait de me jeter ».
Tandis que sa mère est décomposée
à petit feu par la démence sénile, les pétales qu’elle voit se délavent et les
corolles se rabougrissent. À la mort de son père, les narcisses font leur
apparition, plantes toxiques, à l’odeur inconvenante. Lorsqu’enfin elle devra
partir pour le Kosovo, rejoindre les équipes en charge d’identifier les corps
retrouvés dans les charniers, Esther ne verra plus que quelques myrtes sauvages
isolés, parmi les herbes folles et les ronces.
« La mort, je me débattais
avec elle. » Esther doit composer avec la mort des autres :
comment faire le deuil de ses proches tout en exhumant chaque jour des corps
pour recueillir leur ultime témoignage, leur redonner vie ? Avec sa propre
mort aussi : comment ne pas basculer, se laisser tomber dans les bras de
cet au-delà fascinant lorsqu’on se tient sur la corniche, que l’on se fait
gardien de la mémoire de ces êtres déjà en route ? « Tout compte
fait, c’est cela que nous sommes : des veilleurs de chagrin. »
Armée de sa pelle, Esther
entame alors une laborieuse introspection pour aller dénicher ses plus
profondes égratignures. Elle va d’abord se mettre à parler à son psy, raconter
ses rêves, ses souvenirs, son quotidien, pour déterrer et déchiffrer les maux de l’enfance « incrustés
sous sa peau », ce « tatouage invisible » qui la hante.
Écouter un extrait du roman lu par l'auteur |
Alors que sa mère perd peu à peu l’usage de l’écriture, de la lecture, puis de la parole, Esther s’approprie progressivement ces outils d’expression et de compréhension, dans un cheminement inverse. Armée des mots que sa grand-mère lui a laissés en héritage, par le biais de son exemplaire annoté de Mrs Dalloway, elle s’attèle dans la deuxième partie du récit à la rédaction d’un carnet de route, journal pêle-mêle de son voyage en enfer. Plus elle va s’enfoncer dans l’horreur et la barbarie des charniers kosovars, plus elle va devoir se maintenir à la surface, remplacer les marques physiques de la souffrance par des lignes d’écriture, car « chez les humains, pour exprimer sa souffrance, on parle. »
Kosaburo,1945, le premier roman de Nicole Roland (qui a effleuré le Prix Rossel après
avoir reçu le Prix Première de la RTBF), aura permis aux lecteurs de ressentir
la tentation du sacrifice auprès des kamikazes japonais de la seconde guerre
mondiale. Cette fois, toujours avec simplicité, entrelaçant observations crues
à la rigueur scientifique, et délires plus ou moins éveillés d’un cerveau en
souffrance, Nicole Roland nous entraîne directement dans sa descente aux
enfers. Elle nous ouvre les sépultures, nous emmène toucher la mort du doigt,
voir le chagrin devenir palpable, le sentir nous griffer irrémédiablement. Pour
mieux remonter ensuite à la surface ? C'est à découvrir dans la 3ème partie des Veilleurs de Chagrins !
« Dans ce livre, il y a la folie, la destruction, la mort, mais des abeilles s’élancent dans l’air brûlant de vibrations, des fleurs s’ouvrent, frémissantes de plaisir. Là, je peux exister. »
Les Veilleurs de chagrin, Nicole ROLAND, Actes Sud, 2012, 240 pages.
En vente ici
Article publié dans le numéro 394 de la revue Indications : Daba Maroc - Septembre 2012.
Article publié dans le numéro 394 de la revue Indications : Daba Maroc - Septembre 2012.
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