Œuvre charnière du répertoire de Joël Pommerat, Au monde s'offre
dix ans après sa création une seconde naissance sur la scène lyrique. L'auteur
et metteur en scène déplace lui-même ses personnages d'aujourd'hui, leur monde
d'argent et leur société de marché, dans le cadre classique du livret d'opéra,
orchestré par Philippe Boesmans et dirigé par Patrick Davin. En création
mondiale à La Monnaie jusqu'au 12 avril, venez assister à l'apparition d'un
opéra moderne.
Si en
bon amateur de théâtre vous avez espéré voir un ou plusieurs spectacles de Joël
Pommerat cette année, vous avez très certainement échoué. Qu’elles soient
jouées et applaudies depuis 2011 (La
Grande et fabuleuse histoire du commerce, Cendrillon), 2006 (Les Marchands) ou même 2004 (Au monde), toutes ces œuvres ont affiché
complet plusieurs semaines avant les représentations. C’est un fait, tout le
monde veut voir du Pommerat ! Chercheur en arts de la scène, héritier du Gesamtkunstwerk
wagnérien, Joël Pommerat n’écrit pas des pièces mais bien des spectacles,
élaborés directement en répétition et dans toutes leurs dimensions en même
temps : les lumières, le décor sonore, le mouvement des corps, mais aussi le
texte, qui n’est plus seulement un matériel figé sur lequel vient se greffer la
démarche théâtrale.
Au monde constitue avec D'une seule main et Les Marchands une trilogie mêlant l’intime et la politique, les
jeux de pouvoirs et les écarts de perception d’une même réalité entre les
personnages. La pièce se situe dans la société contemporaine, capitaliste, au
sein d'une famille devenue riche et puissante par la vente d'armes. Chacun de
ses membres a son rôle à jouer, mais cherche sa façon d'être au monde avec ses
craintes, ses maladies et ses fantasmes. C’est dans toutes les créations de
Pommerat celle qui semble à Philippe Boesmans la plus facilement transposable à
l’opéra : « On a ici affaire à une famille, avec des enfants
d’âges très différents et donc des couleurs vocales très différentes, ce qui
est très important pour moi : une soprano, une mezzo, un ténor, deux barytons,
une basse pour le père... des archétypes vocaux qui convenaient pour faire un
opéra. Il y a aussi la richesse des rapports entre les personnages, qui sont
très complexes. Et puis il y a la langue de Joël, qui peut rappeler celle de
Maeterlinck. Mais contrairement à Maeterlinck, ce sont des personnages
contemporains et pas d’un Moyen-âge imaginaire. Des gens d’aujourd’hui, qui
évoluent dans le monde de l’argent, de la richesse. »
Lié depuis 1983 à La Monnaie où il
crée son premier opéra sur une commande de Gérard Mortier, La Passion de Gilles, le compositeur autodidacte est très influencé
par la musique sérielle et repense le matériel musical. Il assemble des couples
d’instruments atypiques (comme le piccolo et le tuba), incruste des motifs
récurrents du My way de Franck
Sinatra, et fait s’exprimer un accordéon mi-joyeux mi-grinçant parmi
l’orchestre. Philippe Boesmans tisse ainsi pour Au monde une partition composite au point de croix rigoureux.
Toujours entre le chant et la parole, les voix osent des passages parlés,
ironiques et tranchants, mais aussi de sincères sauts lyriques et des trios sur
le fil, sans jamais réussir à s’accorder dans un véritable air au sens
classique du terme.
C’est qu’Au monde est un
spectacle du décalage.
Décalage entre le
décor de l’œuvre et le cadre classique de l'opéra. Décalage entre la perception
des voix et leur incarnation, lors de scènes de play-back prêtant une
voix d’homme à un corps de femme, puis le silence total. Décalage entre le monde de la communication dans
lequel évoluent les personnages et les murs de non-dits qui les enferment.
Brouillage des repères spatio-temporels, les scènes se déroulant à la tombée du
jour dans une maison ensommeillée, ou à l'aube quand elle commence à
s'éveiller, comme si les protagonistes n'étaient jamais complètement sortis de
leurs rêves, entre les jours sombres et les nuits pâles. Le soleil ne filtre
pas par les très hautes mais très étroites fenêtres qui lézardent les parois
écrasantes de cette bâtisse, où toutes les pièces se suivent et se ressemblent
sans que l’on puisse en distinguer clairement les issues. Joël Pommerat avait
ainsi créé la pièce de théâtre, en huis clos, c’est ainsi qu’il met en scène
l’opéra.
Seule source de
lumière vive au milieu de leur monde figé, la télévision fascine les
personnages et illumine leurs visages de ses lueurs. La seconde sœur (rôle
virtuose et fragile, merveilleusement interprété par Patricia Petibon) anime sa
propre émission de divertissement : elle est la tâche de couleur dans
l'empire austère du fer. Seule femme active de la maison, exaspérée par
l’inertie générale, elle aspire pourtant à un progrès qui verrait la
disparition totale du travail. Elle veut la vérité, qu'on éteigne la
télévision, vision sublimée et mensongère du réel, mais refuse pour autant de
voir les failles des gens qui l'entourent. Cette ambivalence habite chacun des
membres de la famille, touchant à la schizophrénie dans les cas du père et du
frère tour à tour aimants, protecteurs et ultra-violents. Le personnage de la
femme étrangère parlant une langue inconnue cristallise tous les fantasmes de
cette fratrie malade, et va finir par éclater dans une logorrhée verbale
illisible, mais bouleversante. Une fois brouillés tous les codes, y compris
ceux pourtant très rigoureux de l'art lyrique, le spectateur devra renoncer à
comprendre les personnages dans leurs rapports au autres, au monde, sur la
seule base de ses sensations, pour assister à la naissance d'un spectacle d'un
nouveau genre.
Au monde, un nouvel opéra par Philippe Boesmans, Création mondiale dédiée à Gérard Mortier, jusqu'au 12 avril à LaMonnaie, puis en février à l'Opéra-Comique à Paris
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