dimanche 4 mai 2014

Le dix virgule zéro zéro et l'infini (ROMAN)



Montréal, été 1976. Nadia Comaneci a 14 ans. Ce sont les premiers Jeux Olympiques de la gymnaste, qui obtient à sept reprises la note parfaite de 10.00, et repart avec trois médailles d’or. La fillette devient la plus jeune héroïne communiste à l’Est, mais aussi une véritable star à l’Ouest, réunissant d’« un coup de pied à la lune » les aspirations des deux blocs en pleine Guerre Froide.

Quand le monde découvre cette gamine « morphologiquement supérieure », aux « os en fil de soie », Lola Lafon a quatre ans. Comme Nadia, elle grandit jusqu’à ses douze ans dans « ce monde disparu et si souvent caricaturé » qu’est l’Europe de l’Est. Comme Nadia, elle voyage entre les deux blocs, témoin des histoires croisées du Communisme et du Libéralisme, des représentations des pays de l’Est et de ceux de l’Ouest, et de leurs cultes respectifs. Elle choisit le cadre du roman pour faire se confronter toutes les voix de nos imaginaires collectifs. En construisant « un dialogue fantasmé » entre une narratrice occidentale, relai des foules et des médias, et une Nadia lassée de rendre des comptes à ses juges sportifs et politiques, elle tente de combler les failles du récit par la fiction.

« Biomécanique d'une fée communiste »
 
Tout commence en 1976 à Montréal, quand Nadia « dézingue le déroulement des chiffres, des mots, des images. » La narratrice nous fait revivre au présent ce moment d’histoire où, quatre ans seulement après le massacre des Jeux de Munich, « La gamine vient nous prendre par la main et, ensemble, on tournoie dans une spirale d'insouciance. » En pleine période de resserrement du régime de Ceausescu, le « robot communiste », la « collaboratrice miniaturisée de l’architecture qu'ils ont bâtie », la « fillette missile » agit comme un formidable outil marketing dans « l'édification de l'entreprise Roumanie ». À travers elle « le pouvoir faisait la promotion d'un système. La réussite totale du régime communiste, l'apothéose de la sélection : l'Enfant nouvelle, surdouée, sage et performante. » Repoussant les limites du corps, la petite fille d’Onesti donne vie au mythe de l’éternelle jeunesse, et redore ainsi l’étoile rouge auprès d’« un Occident en manque d’ange laïque.


« Contrat d’insoumission »


Instrument du parti, jouet de son entraîneur, scrutée par les juges sportifs, les médias, et la Securitate, Nadia aurait-elle juré obéissance à tous ceux qui prétendent pouvoir décider à sa place ? Au pays où sévit la « police des menstruations » et où les femmes sont réduites à servir la politique nataliste du Conducator, Nadia fait le choix de la liberté : «  C'est un contrat qu'on passe avec soi-même, pas une soumission à un entraîneur. Moi, c'était les autres filles, celles qui n'étaient pas des gymnastes, que je trouvais obéissantes. Elles devenaient comme leur mère, comme toutes les autres. Pas nous. » La recette de Béla Karolyi, l’entraîneur, est simple : les fillettes ont déjà la souplesse, « il faut simplement leur enseigner le cran ! » Force, endurance, et détermination sont les piliers de son programme sportif. Ses gymnastes sont recrutées suffisamment jeunes pour ne pas avoir appris les codes culturels imposés à leur sexe, et pas question de les salir avec de « sales trucs pour bonnes femmes ». Avec lui, « son écureuil sans poils » va réaliser des performances sportives jusqu’alors réservées aux hommes, et toutes les petites filles de l’été 1976 rêveront de « s’élancer dans le vide, les abdos serrés et la peau nue. » Les athlètes de l’Ouest sont quant à elles sponsorisées et contraintes de se montrer maquillées et en robe ; des centaines d’hôtesses « disposées telles des plantes saines et lustrées » les assistent pendant les compétitions ; des petites filles sont mises en scène avec force gloss et mascara sur d’immenses affiches pour promouvoir des parfums « Parce que l'innocence est plus sexy que vous ne l'imaginez... » Nadia est aussi une enfant-star, mais à l’inverse de Brooke Shields et Jodie Foster, elle se tient « en dehors de tout ça » et nous interroge : « vous trouvez ça mieux… plus moderne ? »



« Mise au point sur l’infini »



Nadia Comaneci, à l’image des autres héroïnes des romans de Lola Lafon, subit la violence d’une époque, d’un système, et nous permet d’évaluer leur degré (zéro ?) d’humanisme. Aussi celle qui aura défié la mort dans les gymnases et collectionné les médailles d’or devra-t-elle capituler devant les hormones, la puberté, qui n’ont jamais été prévues au « contrat amoureux qui [la] lie à la terre entière depuis 1976 ». Poussée vers la sortie à vingt ans car « il suffit de garder une seule fille en phase terminale d’enfance pour prouver qu’on n’a rien contre elles », Nadia fuit la Roumanie en novembre 1989. Une fois quitté l’hypnotique justaucorps blanc, elle exacerbe les frustrations d’un public en manque : « La vierge vestale des olympiades est devenue une traînée de tabloïds avec le désir de liberté comme explication à tout et aucun remords, avec ça – on a l’impression de voir Cendrillon dans un porno. » La sentence médiatique est aussi expéditive et radicale que le procès des époux Ceausescu, jugés en 55 minutes avant d’être exécutés le 25 décembre 1989. Celui qui briguait le Prix Nobel de la Paix quelques mois plus tôt apparaît « vieux comme un grand-père, Elena aussi, ils tremblent et se tiennent la main avant de mourir comme des amoureux. » Si l’individu est réduit à un rien au service du projet collectif dans les sociétés totalitaires, le libéralisme ne mise pas pour autant sur l’infinie valeur de l’humain. Les régimes, aussi différents soient-ils, peuvent nourrir des cultes communs, mais surtout ce goût du sacrifice de ces icônes dès lors qu’elles auront commis la faute suprême : devenir « comme les autres ».






La Petite communiste qui ne souriait jamais, Lola Lafon, Actes Sud, Janvier 2014. Prix de la Closeriedes Lilas 2014.
 

mercredi 16 avril 2014

Naissance d'un opéra



Œuvre charnière du répertoire de Joël Pommerat, Au monde s'offre dix ans après sa création une seconde naissance sur la scène lyrique. L'auteur et metteur en scène déplace lui-même ses personnages d'aujourd'hui, leur monde d'argent et leur société de marché, dans le cadre classique du livret d'opéra, orchestré par Philippe Boesmans et dirigé par Patrick Davin. En création mondiale à La Monnaie jusqu'au 12 avril, venez assister à l'apparition d'un opéra moderne.


Si en bon amateur de théâtre vous avez espéré voir un ou plusieurs spectacles de Joël Pommerat cette année, vous avez très certainement échoué. Qu’elles soient jouées et applaudies depuis 2011 (La Grande et fabuleuse histoire du commerce, Cendrillon), 2006 (Les Marchands) ou même 2004 (Au monde), toutes ces œuvres ont affiché complet plusieurs semaines avant les représentations. C’est un fait, tout le monde veut voir du Pommerat ! Chercheur en arts de la scène, héritier du Gesamtkunstwerk wagnérien, Joël Pommerat n’écrit pas des pièces mais bien des spectacles, élaborés directement en répétition et dans toutes leurs dimensions en même temps : les lumières, le décor sonore, le mouvement des corps, mais aussi le texte, qui n’est plus seulement un matériel figé sur lequel vient se greffer la démarche théâtrale.

Au monde constitue avec D'une seule main et Les Marchands une trilogie mêlant l’intime et la politique, les jeux de pouvoirs et les écarts de perception d’une même réalité entre les personnages. La pièce se situe dans la société contemporaine, capitaliste, au sein d'une famille devenue riche et puissante par la vente d'armes. Chacun de ses membres a son rôle à jouer, mais cherche sa façon d'être au monde avec ses craintes, ses maladies et ses fantasmes. C’est dans toutes les créations de Pommerat celle qui semble à Philippe Boesmans la plus facilement transposable à l’opéra : « On a ici affaire à une famille, avec des enfants d’âges très différents et donc des couleurs vocales très différentes, ce qui est très important pour moi : une soprano, une mezzo, un ténor, deux barytons, une basse pour le père... des archétypes vocaux qui convenaient pour faire un opéra. Il y a aussi la richesse des rapports entre les personnages, qui sont très complexes. Et puis il y a la langue de Joël, qui peut rappeler celle de Maeterlinck. Mais contrairement à Maeterlinck, ce sont des personnages contemporains et pas d’un Moyen-âge imaginaire. Des gens d’aujourd’hui, qui évoluent dans le monde de l’argent, de la richesse. »

Lié depuis 1983 à La Monnaie où il crée son premier opéra sur une commande de Gérard Mortier, La Passion de Gilles, le compositeur autodidacte est très influencé par la musique sérielle et repense le matériel musical. Il assemble des couples d’instruments atypiques (comme le piccolo et le tuba), incruste des motifs récurrents du My way de Franck Sinatra, et fait s’exprimer un accordéon mi-joyeux mi-grinçant parmi l’orchestre. Philippe Boesmans tisse ainsi pour Au monde une partition composite au point de croix rigoureux. Toujours entre le chant et la parole, les voix osent des passages parlés, ironiques et tranchants, mais aussi de sincères sauts lyriques et des trios sur le fil, sans jamais réussir à s’accorder dans un véritable air au sens classique du terme.


C’est qu’Au monde est un spectacle du décalage.
Décalage entre le décor de l’œuvre et le cadre classique de l'opéra. Décalage entre la perception des voix et leur incarnation, lors de scènes de play-back prêtant une voix d’homme à un corps de femme, puis le silence total. Décalage entre le monde de la communication dans lequel évoluent les personnages et les murs de non-dits qui les enferment. Brouillage des repères spatio-temporels, les scènes se déroulant à la tombée du jour dans une maison ensommeillée, ou à l'aube quand elle commence à s'éveiller, comme si les protagonistes n'étaient jamais complètement sortis de leurs rêves, entre les jours sombres et les nuits pâles. Le soleil ne filtre pas par les très hautes mais très étroites fenêtres qui lézardent les parois écrasantes de cette bâtisse, où toutes les pièces se suivent et se ressemblent sans que l’on puisse en distinguer clairement les issues. Joël Pommerat avait ainsi créé la pièce de théâtre, en huis clos, c’est ainsi qu’il met en scène l’opéra.



Seule source de lumière vive au milieu de leur monde figé, la télévision fascine les personnages et illumine leurs visages de ses lueurs. La seconde sœur (rôle virtuose et fragile, merveilleusement interprété par Patricia Petibon) anime sa propre émission de divertissement : elle est la tâche de couleur dans l'empire austère du fer. Seule femme active de la maison, exaspérée par l’inertie générale, elle aspire pourtant à un progrès qui verrait la disparition totale du travail. Elle veut la vérité, qu'on éteigne la télévision, vision sublimée et mensongère du réel, mais refuse pour autant de voir les failles des gens qui l'entourent. Cette ambivalence habite chacun des membres de la famille, touchant à la schizophrénie dans les cas du père et du frère tour à tour aimants, protecteurs et ultra-violents. Le personnage de la femme étrangère parlant une langue inconnue cristallise tous les fantasmes de cette fratrie malade, et va finir par éclater dans une logorrhée verbale illisible, mais bouleversante. Une fois brouillés tous les codes, y compris ceux pourtant très rigoureux de l'art lyrique, le spectateur devra renoncer à comprendre les personnages dans leurs rapports au autres, au monde, sur la seule base de ses sensations, pour assister à la naissance d'un spectacle d'un nouveau genre. 





Au monde, un nouvel opéra par Philippe Boesmans, Création mondiale dédiée à Gérard Mortier, jusqu'au 12 avril à LaMonnaie, puis en février à l'Opéra-Comique à Paris

lundi 3 juin 2013

Rencontre littéraire du 4ème type


En 1884, Edwin A. Abbott, professeur et théologien anglais, écrit Flatland, a romance of many dimensions. Cent vingt-huit ans plus tard, ce bouquin énigmatique aux allures de traité de géométrie est traduit en français par Philippe Blanchard et réédité chez Zones sensibles. Simple petit carnet de croquis en noir et blanc, agrémenté de calligrammes, Flatland nous emmène en quelques pages à la conquête du Monde.




Un esprit trop carré


Flatland, c'est l'histoire d'un carré, dont le monde en deux dimensions va être bouleversé par sa rencontre avec une figure sphérique. Il va devoir surmonter sa peur, sa colère, et les limites de son raisonnement pour accepter qu'il existe d'autres mondes, composés de réalités qui le dépassent. "Pour lui, en dehors de son Monde, ou Ligne, tout n'était que vide ; nenni, pas même vide, car le vide implique l'Espace ; disons plutôt que tout était non existant."

Car qu'est-ce que le monde, sinon un espace délimité, peuplé d'êtres limités, qui ont pour objectif d'y cadrer leur existence, d'y dessiner des normes ? Une réalité étriquée en somme, que l'on arpente de long en large, mais souvent sans regarder au travers.



Dans la première partie de son récit, intitulée Notre Monde, le Carré esquisse le fonctionnement de sa société dans les grandes lignes. "Nos femmes sont des Droites. Nos Soldats et nos Ouvriers de la classe inférieure sont des Triangles à deux côtés égaux. [...] Notre Bourgeoisie est constituée de Triangles équilatéraux [...] Les Intellectuels et les Gentilshommes sont des Carrés (classe à laquelle j'appartiens) et des figures à cinq côtés ou Pentagones. Juste au-dessus d'eux se trouve la Noblesse, qui comporte plusieurs degrés ascendants, par accroissement du nombre de côtés [...] Finalement, quand le nombre de côtés devient trop important et que les côtés eux-mêmes sont si petits qu'on ne peut plus distinguer la figure d'un Cercle, on entre dans l'ordre Circulaire ou ordre des Prêtres, qui est la plus haute classe."

Par le biais de ce système géométrico-social, le Carré nous donne à (re)penser nos attirails de lois sécuritaires, nos échelles sociales, soi-disant justifiées par des configurations dites "naturelles", la tentation de l'eugénisme, les dangers d'une société qui seraient parvenue à éradiquer l'irrégularité, et ainsi toute forme d'art, d'expression, de liberté.


Vers l'infini et l'au-delà


Mais dans quel monde vit-on ? direz-vous. Tout est une question de point de vue. Flatland, récit allégorique, nous exhorte à prendre de la hauteur. « Être autosatisfait, c’est être vil et ignorant, et aspirer à autre chose vaut mieux qu’un bonheur impuissant et aveugle. » Cependant le voyage vers ces Autres Mondes possibles n'est pas de tout repos.


La première étape de l'épopée du Carré est onirique. Il visite en rêve un monde d'une dimension en dessous du sien : le Royaume de la Ligne. Il y rencontre un Roi borné, effrayé de cette intrusion extra-lignesque qui s'amuse de son ignorance et maltraite ses idées reçues. Et face à la force du dogme, l'analogie et la pédagogie sont peu de choses. Le temps de parole du trouble fête est compté, et sa mise à mort rapidement réclamée. 



Lorsque le Carré reçoit à son tour une visite de l'au-delà, il devient lui-même l'ignorant, désarçonné devant l'univers infini qui l'entoure. « Ou je suis fou ou je suis en enfer ! Ni l’un ni l’autre, répondit calmement la voix de la sphère ? C’est la Connaissance… » Après un court séjour en Spaceland au côté de la sphère, le Carré ne sera plus jamais la même figure en son plat pays. Il ne pourra oublier ce qu'il a découvert, et n'aura de cesse d'aspirer à explorer davantage. 

Flatland, petite science fiction allégée, est en réalité un véritable manuel de philosophie, à la fois atemporelle et applicable dans tous les mondes, connus et moins connus ! En vente ici, et (entre autres).

vendredi 5 avril 2013

Indomptable cheval de bataille (THEÂTRE)



Dans un décor de cirque ambulant, cinq comédiens déjantés sont venus nous conter une fable vieille de deux siècles. Celle de Michael Kohlhaas, un honnête marchand qui, escroqué par un seigneur, ne parviendra pas à faire valoir son droit et à obtenir réparation. Victime de l'injustice, l'homme sombre dans une folie destructrice, devient prêt à tout pour se venger. Vous a-t-on déjà parlé de barbarie sous un chapiteau, fait rire de la cruauté sans bornes des puissants, fait frémir au son de la flûte de bec et de la boîte à meuh ? A l'affiche : Kohlhaas est un spectacle atypique, résolument surprenant, qui ne laissera personne indifférent.




Quelques notes d'accordéon, un cri de ralliement, un ouvreur avec ses badges souvenirs personnalisés, nous voici entrés dans la caravane foraine de l'Agora Theater. Dès les premières minutes, la troupe de saltimbanques révèle de multiples talents, jongle avec les milles recettes du théâtre populaire pour nous donner à voir la folie du monde qui nous entoure. Théâtre d'ombres, musique, farce, cirque, marionnettes, tous les moyens sont bons pour embarquer le public dans des questionnements existentiels avec une simplicité et un humour déconcertants. C'est là toute la magie de cette tragédie "grand public" de bric et de broc, morcelée, participative, qui saura toucher et éberluer tous les spectateurs (à partir de 15 ans).

Michael Kohlhaas, honnête marchand de chevaux qui a choisi une vie bourgeoise et religieuse, croise un jour sur son chemin un odieux seigneur en mal d'abus de pouvoir. Confiant en son bon droit, il essaye par tous les moyens d'obtenir réparation mais ne se heurte qu'à la cruauté et la bêtise des hommes. Son désir de justice infaillible le pousse alors aux commandes d'une révolution sanglante, criminelle.

Chaque saynète à l'allure innocente déclenche un torrent de questionnements : la violence est-elle un moyen pour l'exercice du pouvoir, ou le pouvoir est-il un catalyseur de la barbarie qui nous habite tous ? Quelle fin pourrait justifier à nos yeux de tels moyens ? Quels crimes sommes-nous capables de tolérer, de commettre pour porter haut nos convictions profondes ?

Le spectacle est l'occasion d'expérimenter nos propres limites, de les éprouver. Lorsque la femme de Kohlhaas se rend auprès des hautes autorités pour défendre sa cause, elle subit les moqueries d'un gardien joueur. On rit de bon cœur devant ses petites taquineries. On ricane encore lorsque la dame est ridicule, humiliée. On pouffe toujours, malgré soi, quand le clown joue avec sa victime déjà à terre. Ce n'est qu'à la vue du sang que le public réalise l'extrême violence de la scène à laquelle il vient d'assister. 

Si le concept semble finalement plaire davantage aux adultes qu'aux adolescents, mes jeunes voisins ayant peu ri et donc moins vécu la puissance des retournements de situation, c'est plusieurs jours après que l'on perçoit les vrais effets du spectacle. Difficile de se débarrasser de l'histoire de Kohlhaas, qui nous trotte encore dans la tête par le biais d'un gentil air de flûte, par la puissance des tambours de la révolution, ou par ce malaise, cette sensation coriace, de ne plus vraiment savoir avec certitude ce qui est juste, ce qui est légitime.


A l'affiche : Kohlhaas, adaptation libre d'apres Heinrich von Kleist avec des poèmes de Erich Mühsam, une co-production du Théâtre AGORA et du Theater Marabu (Bonn|D)
Toutes les dates ici.

mardi 22 janvier 2013

Amis du soir, bonsoir! (THEATRE)


Pour vivre vieux, pour vivre heureux, une seule condition : dormir d'un sommeil de plomb. Seulement voilà, parfois, on se couche, et ça marche comme ça, mais parfois pas. Il faut alors miser sur quelques ingrédients simples, comme de jolies loupiotes, de grands bols de lait chaud, mais surtout ne pas oublier les histoires, qui, si elles sont bien racontées, nous aiderons à nous glisser sans regrets dans de beaux rêves douillets.  



 

 

 

Une jolie histoire, ça ne se raconte pas à la légère, il faut des passionnés, des experts. Des conteurs patients, bien conscients qu'une histoire se déguste subtilement, comme une douce mandarine à la neige. Et puis parfois les amis sont partis, les parents sont absents, alors sur qui compter pour nous endormir paisiblement? Le Gouvernement, qui ne rigole pas avec la santé des gens, n'a pas fait les choses à moitié : il a nommé des fonctionnaires du conte, chargés de nourrir les oreilles en mal de merveilles.





Allo, le Bureau des histoires qu'on raconte avant d'aller dormir le soir, bonsoir! C'est Carine qui décroche le téléphone, elle connaît le répertoire sur le bout des doigts, et veille au respect des règles : bien raconter ne s'improvise pas! Soutenue par Jean, gardien du rythme des comptines et chasseur de fausses notes, Alain et Benjamin, dompteurs d'ombres et de lumières, elle saura toujours trouver l'idée qui illuminera votre fin de soirée.


Voilà l'histoire, voilà l'histoire! Quatre comédiens mobilisés, des histoires pleins leurs tiroirs, la recette a du succès. Après nous avoir emmenés "tout guillerets, dans la forêt, dans la forêt", fait voyager à bord d'un train virevoltant, il sera enfin temps pour les membres du Bureau de dire "Bonsoir lune" et bonsoir aux autres objets environnants. Soyez assurés que ce soir-là, une fois rentrés, vous dormirez comme des bébés!



 
Le Bureau des Histoires..., un spectacle d'ombres et de musique du Théâtre du Tilleul, pour tous à partir de 5 ans, créé à La Balsamine en 2009, reprise au Théâtre National jusqu'au 20 janvier, au Centre culturel de Braine-L'Alleud en février, à Liège pour le festival Ottokar en mars, au Centre culturel de Woluwé en avril (plus d'infos ici).


mercredi 9 janvier 2013

Smoke on the water (DANSE)

D’abord une explosion, un geyser qui se répand dans la ville, placardé sur tous les murs. Puis une rumeur lancinante qui gonfle à mesure que la date de la première approche : l’époque est angoissée, la fin de l’insouciance est inéluctable, l’urgence gronde. Clear Tears / Troubled Waters, la nouvelle création de Thierry Smits (Compagnie Thor), arrive aux Halles dès le 8 janvier. Le public retient son souffle…


Trois ans après To the Ones I Love, applaudi dans dix-sept pays, Thierry Smits revient aux Halles de Schaerbeek pour nous parler du spleen. Sept (tout jeunes) danseurs, magnifiquement accompagnés en live par Steven Brown, Blaine Reininger et Maxime Bodson, explorent leur environnement chaotique, en quête d’espoir.

Les premiers pas sont rudes. La découverte de ce qu’il reste de nature autour d’eux est un éveil douloureux. Individuellement, chaque danseur tente d’apprivoiser une parcelle de ce monde hostile, habité de bruits illisibles, pour y trouver sa place. Tous tombent, finissent par suffoquer, voient leur corps comme écrasés.

Besoin de repères ? Héliocentrisme ? Ce sont des colonnes lumineuses, tour à tour marronniers rassurants, totems mystiques, ou simples émetteurs de chaleur qui vont les aider à se rassembler. Chacun à son rythme est paré d’une touche de bleu, note de calme et de tristesse contagieuse, témoin éclatant du rêve qui s’empare d’eux comme ils créent leur tribu.


Car la mélancolie est un sentiment complexe, « entre tristesse et douceur, espoir et lucidité », comme la musique populaire aux intonations klezmer qui les entraînent dans une bouleversante ronde finale. En effet, cette explosion annoncée, apothéose de la destruction impossible à contenir qui se joue, n’arrivera pas. A la place, Thierry Smits nous offre l’insouciance retrouvée, l’apaisement né de la joie d’être ensemble, car il est « urgen[t] d’espérer ».

Clears Tears / Troubled Waters, de Thierry Smits, du 8 au 16 janvier aux Halles de Schaerbeek (relâche dimanche et lundi). 19€/13€ - 9,50€ sur Arsene50.
Réservations : www.halles.be


mercredi 2 janvier 2013

La Fossoyeuse des Lilas (ROMAN)


Dans ce monde, nous marchons sur le toit de l’enfer et regardons les fleurs. Esther a hérité ce haïku de sa grand-mère. Anthropologue, elle se tient à la porte du monde des morts et examine les corps qui doivent encore témoigner, en attente d’une sépulture. Comme Mrs Dalloway, héroïne de son enfance, elle cherche les fleurs sur le toit de l’enfer pour ne pas regarder en bas, ne pas succomber au désir de mort qui l’habite.


« A l’Institut, l’étude du monde des morts est mon domaine. » Esther est anthropologue, chercheuse en stigmates. Elle examine les cadavres et leurs cicatrices, un travail plutôt solitaire et lugubre. D’où la nécessité de dénicher les fleurs dans son quotidien : pétunias, mimosas, impatiens, œillets… Cette poésie qui rejaillit quoiqu’il arrive, à chaque saison, même sur les cimetières. Mais son environnement ne va pas tarder à se changer en désert aride et stérile. Après son divorce, elle sauve un philodendron asphyxiant dans une poubelle : « on l’avait jeté comme on venait de me jeter ». Tandis que sa mère est décomposée à petit feu par la démence sénile, les pétales qu’elle voit se délavent et les corolles se rabougrissent. À la mort de son père, les narcisses font leur apparition, plantes toxiques, à l’odeur inconvenante. Lorsqu’enfin elle devra partir pour le Kosovo, rejoindre les équipes en charge d’identifier les corps retrouvés dans les charniers, Esther ne verra plus que quelques myrtes sauvages isolés, parmi les herbes folles et les ronces.

« La mort, je me débattais avec elle. » Esther doit composer avec la mort des autres : comment faire le deuil de ses proches tout en exhumant chaque jour des corps pour recueillir leur ultime témoignage, leur redonner vie ? Avec sa propre mort aussi : comment ne pas basculer, se laisser tomber dans les bras de cet au-delà fascinant lorsqu’on se tient sur la corniche, que l’on se fait gardien de la mémoire de ces êtres déjà en route ? « Tout compte fait, c’est cela que nous sommes : des veilleurs de chagrin. »

Armée de sa pelle, Esther entame alors une laborieuse introspection pour aller dénicher ses plus profondes égratignures. Elle va d’abord se mettre à parler à son psy, raconter ses rêves, ses souvenirs, son quotidien, pour déterrer et  déchiffrer les maux de l’enfance « incrustés sous sa peau », ce « tatouage invisible » qui la hante. 


Écouter un extrait du roman lu par l'auteur
«  Dans notre milieu, tout le monde savait que certains stigmates osseux sont révélateurs des bonnes ou mauvaises conditions de vie pendant la croissance ou d’autres périodes clés de l’existence. Nous les appelions les lignes de Harris, désignant ainsi les « indicateurs de stress », les traces d’une mauvaise adaptation aux exigences de l’environnement qui s’était traduite par des troubles physiques plus ou moins profonds. Un stress d’une longue durée, intense ou incontrôlé pouvait avoir un effet dévastateur sur les individus {…} Il laissait alors des traces observables sur les os. {…}  Ces lignes étaient devenues pour moi le signe visible de la pensée et de l’émotion ; penchée sur elles durant de longues heures, je tâchais de comprendre ce que, de si loin, elles pouvaient exprimer. »


Alors que sa mère perd peu à peu l’usage de l’écriture, de la lecture, puis de la parole, Esther s’approprie progressivement ces outils d’expression et de compréhension, dans un cheminement inverse. Armée des mots que sa grand-mère lui a laissés en héritage, par le biais de son exemplaire annoté de Mrs Dalloway, elle s’attèle dans la deuxième partie du récit à la rédaction d’un carnet de route, journal pêle-mêle de son voyage en enfer. Plus elle va s’enfoncer dans l’horreur et la barbarie des charniers kosovars, plus elle va devoir se maintenir à la surface, remplacer les marques physiques de la souffrance par des lignes d’écriture, car « chez les humains, pour exprimer sa souffrance, on parle. »

Kosaburo,1945, le premier roman de Nicole Roland (qui a effleuré le Prix Rossel après avoir reçu le Prix Première de la RTBF), aura permis aux lecteurs de ressentir la tentation du sacrifice auprès des kamikazes japonais de la seconde guerre mondiale. Cette fois, toujours avec simplicité, entrelaçant observations crues à la rigueur scientifique, et délires plus ou moins éveillés d’un cerveau en souffrance, Nicole Roland nous entraîne directement dans sa descente aux enfers. Elle nous ouvre les sépultures, nous emmène toucher la mort du doigt, voir le chagrin devenir palpable, le sentir nous griffer irrémédiablement. Pour mieux remonter ensuite à la surface ? C'est à découvrir dans la 3ème partie des Veilleurs de Chagrins !


« Dans ce livre, il y a la folie, la destruction, la mort, mais des abeilles s’élancent dans l’air brûlant de vibrations, des fleurs s’ouvrent, frémissantes de plaisir. Là, je peux exister. »


Les Veilleurs de chagrin, Nicole ROLAND, Actes Sud, 2012, 240 pages.
En vente ici

Article publié dans le numéro 394 de la revue Indications : Daba Maroc - Septembre 2012.