Montréal, été 1976. Nadia Comaneci a 14 ans. Ce
sont les premiers Jeux Olympiques de la gymnaste, qui obtient à sept reprises
la note parfaite de 10.00, et repart avec trois médailles d’or. La fillette devient
la plus jeune héroïne communiste à l’Est, mais aussi une véritable star à
l’Ouest, réunissant d’« un coup de pied à la lune » les aspirations
des deux blocs en pleine Guerre Froide.
Quand
le monde découvre cette gamine « morphologiquement supérieure », aux
« os en fil de soie », Lola Lafon a quatre ans. Comme Nadia, elle grandit
jusqu’à ses douze ans dans « ce monde disparu et si souvent
caricaturé » qu’est l’Europe de l’Est. Comme Nadia, elle voyage entre
les deux blocs, témoin des histoires croisées du Communisme et du Libéralisme, des
représentations des pays de l’Est et de ceux de l’Ouest, et de leurs cultes
respectifs. Elle choisit le cadre du roman pour faire se confronter toutes les
voix de nos imaginaires collectifs. En construisant « un dialogue
fantasmé » entre une narratrice occidentale, relai des foules et des
médias, et une Nadia lassée de rendre des comptes à ses juges sportifs et
politiques, elle tente de combler les failles du récit par la fiction.
« Biomécanique d'une fée communiste »
Tout commence en 1976 à
Montréal, quand Nadia « dézingue le déroulement des chiffres, des mots,
des images. » La narratrice nous fait revivre au présent ce moment
d’histoire où, quatre ans seulement après le massacre des Jeux de Munich, « La
gamine vient nous prendre par la main et, ensemble, on tournoie dans une
spirale d'insouciance. » En pleine période de resserrement du régime de
Ceausescu, le « robot communiste », la « collaboratrice
miniaturisée de l’architecture qu'ils ont bâtie », la « fillette
missile » agit comme un formidable outil marketing dans « l'édification
de l'entreprise Roumanie ». À travers elle « le pouvoir faisait la
promotion d'un système. La réussite totale du régime communiste, l'apothéose de
la sélection : l'Enfant nouvelle, surdouée, sage et performante. » Repoussant
les limites du corps, la petite fille d’Onesti donne vie au mythe de l’éternelle
jeunesse, et redore ainsi l’étoile rouge auprès d’« un Occident en manque
d’ange laïque.
« Contrat d’insoumission »
Instrument du parti, jouet de son
entraîneur, scrutée par les juges sportifs, les médias, et la Securitate, Nadia aurait-elle juré obéissance à tous ceux qui
prétendent pouvoir décider à sa place ? Au pays où sévit la « police
des menstruations » et où les femmes sont réduites à servir la politique
nataliste du Conducator, Nadia fait le choix de la liberté : «
C'est un contrat qu'on passe avec soi-même, pas une soumission à un entraîneur.
Moi, c'était les autres filles, celles qui n'étaient pas des gymnastes, que je
trouvais obéissantes. Elles devenaient comme leur mère, comme toutes les
autres. Pas nous. » La recette de Béla Karolyi, l’entraîneur, est simple :
les fillettes ont déjà la souplesse, « il faut simplement leur enseigner
le cran ! » Force, endurance, et détermination sont les piliers de
son programme sportif. Ses gymnastes sont recrutées suffisamment jeunes pour ne
pas avoir appris les codes culturels imposés à leur sexe, et pas question de les
salir avec de « sales trucs pour bonnes femmes ». Avec lui, « son
écureuil sans poils » va réaliser des performances sportives jusqu’alors
réservées aux hommes, et toutes les petites filles de l’été 1976 rêveront de
« s’élancer dans le vide, les abdos serrés et la peau nue. » Les
athlètes de l’Ouest sont quant à elles sponsorisées et contraintes de se
montrer maquillées et en robe ; des centaines d’hôtesses « disposées
telles des plantes saines et lustrées » les assistent pendant les compétitions
; des petites filles sont mises en scène avec force gloss et mascara sur
d’immenses affiches pour promouvoir des parfums « Parce que l'innocence est plus sexy que vous ne
l'imaginez... » Nadia est
aussi une enfant-star, mais à l’inverse de Brooke Shields et Jodie Foster, elle
se tient « en dehors de tout ça » et nous interroge :
« vous trouvez ça mieux… plus moderne ? »
« Mise au point sur l’infini »
Nadia Comaneci, à l’image des autres
héroïnes des romans de Lola Lafon, subit la violence d’une époque, d’un système,
et nous permet d’évaluer leur degré (zéro ?) d’humanisme. Aussi celle qui aura défié la mort dans les gymnases
et collectionné les médailles d’or devra-t-elle capituler devant les hormones,
la puberté, qui n’ont jamais été prévues au « contrat amoureux qui [la]
lie à la terre entière depuis 1976 ». Poussée vers la sortie à vingt ans car
« il suffit de garder une seule fille en phase terminale d’enfance pour
prouver qu’on n’a rien contre elles », Nadia fuit la Roumanie en novembre
1989. Une fois quitté l’hypnotique justaucorps blanc, elle exacerbe les
frustrations d’un public en manque : « La vierge vestale des olympiades
est devenue une traînée de tabloïds avec le désir de liberté comme explication
à tout et aucun remords, avec ça – on a l’impression de voir Cendrillon dans un
porno. » La sentence médiatique est aussi expéditive et radicale que le
procès des époux Ceausescu, jugés en 55 minutes avant d’être exécutés le 25
décembre 1989. Celui qui briguait le Prix Nobel de la Paix quelques mois plus
tôt apparaît « vieux comme un grand-père, Elena aussi, ils tremblent et se
tiennent la main avant de mourir comme des amoureux. » Si l’individu est
réduit à un rien au service du projet collectif dans les sociétés totalitaires,
le libéralisme ne mise pas pour autant sur l’infinie valeur de l’humain. Les
régimes, aussi différents soient-ils, peuvent nourrir des cultes communs, mais
surtout ce goût du sacrifice de ces icônes dès lors qu’elles auront commis la
faute suprême : devenir « comme les autres ».
La Petite communiste qui ne
souriait jamais, Lola Lafon, Actes Sud, Janvier 2014. Prix de la Closeriedes Lilas 2014.